Billets qui ont 'Jarmusch, Jim' comme nom propre.

Faux départ

Le projet initial, c'était de dîner ce soir à Châlons-en-Champagne avec les parents de H puis de partir demain matin pour être à la frontière polonaise le soir, la frontière lituanienne le surlendemain soir et Tallin le troisième soir. Pourquoi cette hâte? C'est que nous sommes si nuls en voyage, si incapables de nous dépêcher et de nous tenir à un plan qu'il nous a semblé que c'était la seule façon d'être sûrs (sûrs, aux aléas politiques et militaires près; sûrs, à la carte d'identité d'H. près) d'atteindre Tallin: si nous prenions notre temps nous n'y arriverions jamais.

Matin studieux pour H. qui débuggue pendant que je repasse (Down by law, Permanent vacation (le long traveling arrière parfaitement stable sur Manhattan qui s'éloigne, présence des deux tours. Mais comment a-il annulé les mouvements du bateau?); Jarmusch me rappelle l'une des rares règles de cinéma que j'ai fini par dégager: pas de grand film sans une bande-son impeccable), puis ma valise, puis déjeuner. H. remonte travailler, je range le rez-de-chaussée, lave les vitres de la voiture, fait la vaisselle. H. survient, découragé: «je n'aurai pas fini ce soir, je vais emmener mon ordinateur, je travaillerai ce soir…».
Pour une fois je refuse: «pas question. Il te faut combien de temps? Appelle ton père, décale le repas à demain, retourne travailler. Je ne veux pas de vacances où tu passes toutes tes soirées sur l'ordi, autant rester ici.»
Il va vraiment falloir qu'il change de boulot. Il a tant de mal à se motiver que cela devient infernal.

Je me mets à la partie théorique du brevet SPL (Sail Plane Licence) en attendant. Cours sur l'oreille interne, la cochlée, les otolytes.

Cinq heures et demie: «c'est bon, il me reste deux petits bugs, on peut y aller, je terminerai ce soir à l'hôtel, je laisserai mon ordinateur demain chez mes parents.»
Ce n'est pas tout à fait satisfaisant — j'aurais préféré que tout soit fini avant de partir et qu'il n'emmène pas son ordinateur, mais c'est mieux que rien. Cela fait descendre la tension d'un cran, je parle d'expérience.

Nous chargeons la voiture, bagages ajustés au coffre. Habituel problème des médicaments, glaçons, glacière; chaque fois je pense au journal de Viktor Klemperer, lorsqu'il voit un de ses voisins déporté partir sans son traitement contre le diabète et l'inquiétude de ses proches. Evidemment je ne peux pas le dire, c'est trop bizarre; mais cette histoire de médicament (et des risques de l'oublier) me mine.

Départ finalement; nous ne nous sommes pas si mal débrouillés. J'aime prendre la route, trois kilomètres au compteur et un objectif quelque part tout droit trois mille kilomètres plus loin (peut-être qu'en plissant les yeux vraiment fort on pourrait l'apercevoir?); cette fois je me souviens du début du Seigneur des Anneaux, ou plutôt de Bilbo le hobbit: «tous les chemins commencent devant ta porte».

Campagne décapottée, restaurant le Mange-disque à Villenauxe-la-Grande, arrivée à l'hôtel à presque onze heures… et maintenant H. débuggue et je blogue. Je tombe de sommeil. Au lit !

Préparatifs

Faire ou ne pas faire de canoë? H. avait d'abord dit non («je n'ai pas terminé ma livraison, j'ai encore du travail»), puis oui (en revenant de la boulangerie, celle qui est loin, près de l'église: «j'ai changé d'avis, il fait un temps à faire du canoë»), mais c'est moi qui ai alors dit non («on va faire du canoë, il sera midi, tu vas faire la sieste (NB: à cause du diabète), tu vas te mettre à travailler à cinq heures: ce n'est pas possible»).

Travail, donc; pendant ce temps je range le premier étage, je fais tourner une machine. Il y a eu un orage cette nuit, la terrasse n'est pas assez sèche pour que je termine de la passer à l'huile de lin. Coup de fil d'un camusien, il voudrait reprendre le travail sur les Eglogues, «parce que vous comprenez, on s'intéresse à RC en Amérique, on va traduire Le grand remplacement, ce serait bien d'en profiter pour faire connaître son œuvre littéraire.» Ah ben c'est sûr, les gars du Ku Klux Klan, les Eglogues, ça va les passionner. Comment faire comprendre à ces zemmouriens qu'ils me font horreur? (Je ne m'attendais pas à ça. Quand on m'avait parlé du projet, j'avais cru à un vrai désir de littérature, mais c'est juste… juste… en fait je ne sais pas ce que c'est. Du snobisme? Un désir de publicité? Je ne comprends pas.)

Messe, c'est l'Assomption tout de même.

En rentrant, je propose quelque chose qui paraissait plaisant mais qui va se révéler une grave erreur: «si on allait déjeuner à St Mammès, chez le caviste ou dans le nouveau restaurant en bord de Seine?»
Nous y allons à pied. Il est une heure de l'après-midi, c'est plein, idéalement placé en bord de Seine. Nous reconnaissons le propriétaire, il a un restaurant à Moret, plutôt style raclette: «nous l'avons fermé en juillet août». Spritz à la mandarine, discussion avec nos voisins qui ont abordé en canoë au pied du restaurant.

Il faut rentrer. H. titube, ne se sent pas bien. Elevée à la campagne, je demeure persuadée qu'une bonne promenade aide à digérer. Mais il ne va vraiment pas bien, je suis inquiète (sans le montrer) et je me sens vaguement coupable (moi et mes idées). Nous nous arrêtons le long du Loing sur une aire de pique-nique pour qu'il se repose et moi-même je m'endors dix minutes. Le spritz était fort.
Nous rentrons.
Dans l'après-midi j'étudie Les âmes baltes. Histoire de Romain Gary. Je me mets au repassage, termine Night onEarth, regarde Mystery Train. Comme c'est étrange, voilà un film que je suis allée voir deux ou trois fois au cinéma, quand le Champo faisait des rétrospectives Jarmusch. J'y retournais car j'étais si fatiguée que je m'endormais au milieu et ratais la fin. Aujourd'hui je me rends compte qu'en fait, je n'en avais jamais vu plus que les dix premières minutes. En réalité je dormais toute la séance, et non quelques minutes.

Soudain dans la soirée, H. s'exclame: «J'ai oublié de me piquer hier! [à l'ozempic]. C'est pour ça que je me suis senti si mal cet après-midi!»
C'est la deuxième fois que ça arrive. Autrefois, Gvgvsse terminait certains de ses billets par: «toujours les mêmes erreurs». Que devrions-nous dire. Il faut que je mette en place des procédures, des pare-feux. Jusqu'ici je m'étais refusée à le faire, arguant que chacun est responsable de lui-même, mais finalement, puisque cela a des conséquences sur ma vie, autant le prendre en compte.
Je programme sur mon téléphone une alerte tous les lundis soirs.

Metz

Demain déplacement pro. Comme je n'ai pas envie de me lever aux aurores pour arriver gare de l'Est à sept heures, j'ai décidé d'y passer la nuit. J'ai dormi comme une bûche dans le TGV, avec toujours l'angoisse: ai-je ronflé (peut-être), ai-je bavé (non).

Hôtel, cinéma, Asteroid city. Je pense à Six Personnages en quête d'auteur et à Picasso, qui ne dessinait plus, ne peignait plus, ne traçait plus que quelques traits, arrivé au bout de ce qu'il avait envie d'exprimer, épurant encore et encore, minimaliste jusqu'à la disparition.

Même chose avec Jarmusch, les frères Coen, Anderson: de moins en moins de récit et de personnages, de plus en plus d'images et de simplification, menant pour eux à la caricature: The Dead don't die, Avé, César!, et pour Anderson French Dispatch et maintenant Astéroid City: des images, de la couleur, une graphie à la limite de la bande dessinée.

Je sors du cinéma trop tard pour trouver un restaurant ouvert et échoue au McDo près de la cathédrale. Une serveuse ressemblant à Anna Kendrick, tirée à quatre épingles malgré la chaleur et l'heure tardive, semble sortie tout droit d'un film américain.

Ni pluie ni orage. Eclairs dans le lointain.

Temps magnifique

Il fait froid, peu de monde à Melun. Yolette de quatre, trois rameurs et un barreur. Je déteste ça, je me souviens d'une ou deux sorties très dures ainsi. Je suis à la nage (puis Christian, Damien), Franck se dévoue et barre toute la sortie. Il y a si peu de courant que je ne me ferai pas mal.

Quand j'arrive à la maison, les livreurs sont passés livrer notre matelas de trente-cinq centimètres. Le lit a gonflé, il vogue sur le parquet, il ne lui manque qu'une voile pour s'élancer vers le large.

Nous allons voir Paterson, film entièrement dédié à la poésie et au quotidien. Comment habiter poétiquement le monde, ou plus optimiste encore, comment serait-il possible de ne pas habiter poétiquement le monde?
«Au fond, dit H., quand on y regarde suffisamment de près, tout le monde est dingue», ce qui est une autre définition la poésie du monde, le détail qui détone, la rationalité qui prend la clé des champs.
La bienveillance dans ce film est permanente, extrême et sans pesanteur.
C'est un film qui se regarde, où il s'agit de regarder les images: ce n'est pas un film à écouter (contrairement aux films habituels de Jarmusch), c'est un film où le plus grand événement est sans doute une panne de bus.
Frank O'Hara : qui est Frank O'Hara?
C'est très égloguien: Paterson (les biscuits, etc), mais aussi le fait que le personnage principal porte le nom de la ville.

Leningrad Cowboys Go America

Film du soir avec O., toujours en repassant.
Impossible de me souvenir où et comment j'ai découvert ce film. Une seule certitude, ce n'était pas en salle et les DVD n'avaient pas encore monopolisé le marché. Etait-ce une cassette trouvée chez Rhotull?
En tout cas, je sais que c'est lui qui plus tard me l'a copiée en format DVD grâce à du matériel de l'armée (ce n'était pas si facile à l'époque, nous sommes en 2002 ou 2003).

Voici les premières minutes du film. Des paysages gelés et un air slave. Comment vouliez-vous que je résiste?







Ici la bande-annonce, ou presque. Un road movie et de la musique. Tout ce que j'aime.
(Bonus: le garagiste blond, c'est Jim Jarmusch.)



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